Cela n'empêche pas les somnambules d'aujourd'hui d'imaginer plus que jamais que le sage de Ferney peut être enrôlé sans réserve sous la bannière laïque et poussé en première ligne du combat contre l'islamisme. Voltaire après avoir lancé son "écrasons l'infâme" contre le jésuitisme n'a-t-il pas croisé le fer avec l’islam en écrivant une tragédie qui ne semble laisser aucun doute sur son intransigeance laïciste puisqu'elle porte tout simplement le titre de Le Fanatisme ou Mahomet ?
Comment alors expliquer, si Voltaire stigmatise l'islam, et donc le Califat, que Candide, après les tribulations que l'on sait, décide d'aller "cultiver son jardin" dans un lieu aussi improbable que Constantinople ? Cette énigme ne peut trouver de solution sans compréhension de l'orientalisme débridé du "siècle des lumières" où
l'Orient est alors rêvé plutôt que redouté.
Ainsi,
il n’est pas innocent que le premier conte philosophique de Voltaire, Memnon, écrit
en 1747 (qui prendra le titre de Zadig en 1748) soit un conte oriental,
comme Voltaire tient à le souligner dans le sous-titre même, histoire
orientale. Oui, c’est bien d’histoire et non pas seulement (mais aussi)
d’un Orient fantasmatique que Voltaire a l’ambition de nous entretenir. En
contrepoint de Memnon, de Zadig, des Lettres
d’Amabed, de L’Orphelin de la Chine, de La Princesse de
Babylone et du Taureau blanc s’élabore L’Essai
sur les mœurs où l’Orient occupe pour la première fois toute sa place
chez un historien occidental. Les influences de l’Arioste et du Tasse déjà
perceptibles dans la tragédie Zaïre ne suffisent donc pas à
expliquer ce goût de Voltaire pour la narration orientaliste. Loin des
simplifications de Montesquieu sur le « despotisme oriental »,
Voltaire installe l’Orient dans son œuvre telle une tribune qui lui permet de
critiquer à sa main l’absolutisme occidental, épaulé par sa charmante
princesse de Babylone, qui survole sans concession chaque Etat européen, fût-ce
à califourchon sur un oiseau chimérique.
Loin d’être
une projection impérialiste l’orientalisme anté-colonial de Voltaire se pose au
contraire en rupture avec l'eurocentrisme. Le fameux chapitre XXX du Candide en
témoigne. On se souvient que Candide choisit de mettre un terme à
son périple près de Constantinople où il fonde une métairie et cultive
bucoliquement son jardin sur les conseil d’un sage paysan turc qui lui « paraît
s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois avec qui nous
avons eu l’honneur de souper ». Décentrement symbolique, le refuge n'est
plus le « petit Liré » de la Pléiade mais Constantinople, dans
l'antre de l'Ottoman, que fréquenteront nombre des orientalistes du XIXe
siècle, au premier rang desquels Lamartine, auteur d'une monumentale Histoire
de la Turquie (qui contient une "Vie de Mahomet").
L'Essai
sur les moeurs et l'esprit des nations (1756) marque une révolution
copernicienne dans l'historiographie. A une histoire qui confond universalité
et catholicité, celle du Discours sur l’histoire universelle de
Bossuet, Voltaire substitue, une histoire universaliste et laïque, qui,
paradoxalement, restaure le prestige d’un Orient où la laïcité est impensable.
Au lieu de commencer par l'Ancien Testament et de poursuivre par le
Nouveau Testament, Voltaire ne manque pas d’inaugurer sa somme par la
Chine, (qu’il admire, sans la connaître de même qu'il acquittera Calas sans se
pencher sur les indices qui le condamnait, l'important pour l'intellectuel
français n'étant pas la vérité mais ce qu'on en fait pour défendre une cause à
la mode). Voltaire enchaîne sur l'Inde et la Perse et aborde le monde musulman
avant l'Italie chrétienne en prenant soin d'évoquer les Eglises d'Orient
antérieures à Charlemagne.
A rebours des fantaisies contemporaines comme celle
du "choc des civilisations", Voltaire réhabilite dans cet ouvrage la
civilisation musulmane (au moins dans sa dimension historique, qu'il
distingue de la personnalité de Mahomet) pour en faire une arme de guerre
contre le christianisme, qui fut impuissant à contenir l'islam. Evoquant la
tête de pont sicilienne des mahométans, Voltaire souligne avec une malice dont
nous goûtons aujourd'hui toute la saveur que "ni les empereurs grecs, ni
ceux d'Occident ne purent alors chasser de Sicile les musulmans tant l'Orient
et l'Occident étaient mal gouvernés".
Dans
l'article "Alcoran" du Dictionnaire philosophique, tout
en évoquant le gouvernement despotique qu'il croit tiré du Coran, Voltaire
déplore la vision caricaturale que nous en avons en observant
que « nous nous en faisons presque toujours une idée ridicule, malgré
les recherches de nos véritables savants ». Ce qui suppose qu’il y ait de
faux savants. En l’occurrence il s’agit des moines et Voltaire plutôt que de
critiquer le Coran se lance plutôt dans une mise en cause de sa réception par
l’Eglise : « Nous avons imputé à l’Alcoran une infinité de sottise
qui n’y furent jamais. Ce fut principalement contre les Turcs devenus
mahométans que nos moines écrivirent tant de lignes ». Précurseur inattendu
d’une Fatima Mernissi, Voltaire met en cause l’idée que le Coran consacrerait
la soumission des femmes en blâmant encore une fois les moines pour avoir
diffusé cette idée : « Nos auteurs qui sont beaucoup plus nombreux
que les janissaires n’eurent pas beaucoup de peine à mettre nos femmes dans
leur parti : ils leur persuadèrent que Mahomet ne les regardait pas comme
des animaux intelligents ; qu’elles étaient toutes esclaves par les lois
de l’Alcoran ; qu’elles ne possédaient aucun biens dans ce monde, et que
dans l’autre elles n’avaient aucune part au paradis. Tout cela est une fausseté
évidente ; et tout cela a été cru fermement. » Et Voltaire, en
parfait apologiste de l'islam, de citer les passages bien connus des sourates 2
et 3 qui illustrent la considération du prophète pour les femmes et sa volonté
manifeste d’améliorer leur condition.
Pour ce qui
est de l’expansionnisme musulman Voltaire insiste sur le livre plutôt que sur
le glaive : « Ces seules paroles du sura 122, « Dieu est unique,
éternel, il n’engendre point, il n’est point engendré, rien n’est semblable à
lui » ces paroles, dis-je, lui ont soumis l’Orient encore plus que son épée. ».
Pour autant Voltaire n’est pas plus dupe du caractère sacré du Coran que de
celui de la Bible mais, dans l’esprit de L’Essai sur les mœurs, il
souligne son rôle historique : « Au reste, cet Alcoran dont nous parlons
est un recueil de révélations ridicules et de prédications vague et
incohérentes, mais de lois très bonnes pour le pays où il vivait, et qui sont
toutes encore suivies sans avoir jamais été affaiblies eu changées par des
interprètes mahométans, ni par des décrets nouveaux ». L'historicité
voltairienne aboutit à la conclusion suivante que si ce « livre est
mauvais pour notre temps et pour nous, il était fort bon pour ses
contemporains, et sa religion encore meilleure. Il faut avouer qu’il
retira presque toute l’Asie de l’idolâtrie ».
Si Voltaire
n’est donc pas stricto sensu islamophobe, il se démarque de
certains de ses contemporains pour son arabophobie (ce qui s’accorde
parfaitement à sa turcophilie : n’oublions pas que ce que nous
appelons aujourd’hui le « monde arabe » est à l’époque,
assoupi, sous domination ottomane). Et Voltaire de dénier expéditivement toute
vertu au panarabisme : « Le comte de Boulainvilliers, qui avait du goût
pour Mahomet, a beau me vanter les Arabes, il ne peut empêcher que ce ne fût un
peuple de brigands ; ils volaient sous Mahomet au nom de Dieu. Ils
avaient, dit-on, la simplicité des temps héroïques ? C’était le temps où
l’on s’égorgeait pour un puits et pour une citerne, comme on fait aujourd’hui
pour une province ».
Boulainvilliers,
héritier des frondeurs, de la réaction nobiliaire à l’absolutisme est l’auteur
d’une Vie de Mahomet, qui fut un véritable "best-seller"
dans les années 1731-1732. Rejetant les religions révélées, Boulainvilliers
tient l’islam pour le véhicule de la religion naturelle, qui est le grand idéal
des lumières. Face aux idées reçues sur le « despotisme oriental »,
Boulainvilliers voit dans Mahomet le porte-drapeau d’un antiabsolutisme
incarnant les idéaux de justice et de tolérance. Quoi que laisse entendre la
pièce de Voltaire Le Fanatisme ou Mahomet, L’Essai
sur les mœurs témoigne de l’influence de Boulainvilliers sur Voltaire
eu égard à la place qu’il y accorde historiquement à la civilisation musulmane.
En dernière
analyse, ce qui est en jeu au XVIIIe siècle ce n’est pas la fiction d’un
« monde arabe » qui n’émergera qu’à la fin du XIXe siècle, au moment
de ce qu’il est convenu d’appeler la Nahda, la renaissance
culturelle arabe, mais la question du "despotisme oriental". Ce débat
opposa principalement, d’un côté Montesquieu et Boulanger, auteur des Recherches
sur l’origine du despotisme oriental (1761) et de l’autre Voltaire, et
Boulainvilliers qui rejetait ce mythe. L’universalisme voltairien est tout à
fait imperméable à la théorie montesquienne des climats, qui fonde la thèse du
despotisme oriental. Son souci, on le sait, est de lutter conte l’alliance du
sabre et du goupillon – incarnée dans sa catholicité, son universalité par les
jésuites – en contribuant par son engagement intellectuel à
désolidariser les monarchies occidentales et la papauté. On a retrouvé dans les
papiers de Voltaire un « Avis aux orientaux », rédigé en 1767 et non
publié, qui montre bien qu’il s’agit-là de l’obsession de Voltaire, :
« Toutes les nations de l’Asie et de l’Afrique doivent être averties du
danger qui les menace depuis longtemps. Il y a dans le fond de l’Europe, et
surtout dans la ville de Rome, une secte qui se nomme les chrétiens
catholiques : cette secte envoie des espions dans tout l’univers, tantôt
sur des vaisseaux marchands, tantôt sur des vaisseaux armés en guerre ».
Face à cette menace "géopolitique", ce n’est pas se hasarder que de
formuler l’hypothèse que Voltaire prônât implicitement une alliance objective
entre l’islam et le "despotisme éclairé".
On est bien
loin des bien-pensants qui s'arrachent aujourd'hui le Traité sur la
tolérance en tenant son auteur pour un prophète de la "liberté
d'expression".
Michel Leter